Le Boulier-Numérateur

de Marie Pape-Carpantier

Jean-Claude Régnier

Lors de notre première visite à la Maison d’École de Montceau-les-Mines, notre attention fut attirée par un objet à la fois banal et étrange : un boulier. Le hasard fit qu’en fait nous possédions l’ouvrage de référence concernant cet instrument pédagogique. Il s’agit de la 9ème édition de L’enseignement pratique dans les écoles maternelles ou premières leçons à donner aux petits enfants publiée à Paris chez Hachette en 1901. La 1ère édition date de 1848.

Photographie de l'exemplaire du musée réalisée par Jean-Claude Régnier 1985

 

  1. Qui est Marie Pape-Carpantier ?
  2. "  Fondatrice de l’école maternelle, certes, mais…[dont] les livres (…) occupent neuf pages du catalogue de la Bibliothèque Nationale ! (…) une femme liée aux mouvements fouriéristes, peut-être à la Franc-Maçonnerie, combattant la misère et l’injustice sociale, luttant pour l’éducation des filles, militant pour ce qui ne s’appelait à l’époque que la question des femmes, une femme révoquée en 1874 pour libre-pensée... " ainsi Colette Cosnier introduit-elle l’ouvrage qu’elle lui consacre !

    Marie Carpantier est née à La Flèche (Sarthe) le 10 septembre 1815. Selon la biographie succincte écrite par Dimitri Demnard , orpheline de père, Marie Carpantier dut vivre dans le pauvreté et ne fréquenta que peu l’école primaire. En 1835 elle dirigea au côté de sa mère la salle d’asile qui venait de s’ouvrir à La Flèche. Au bout de quatre ans, elle abandonna cet emploi pour reprendre en 1844 la direction de la salle d’asile du Mans. Elle rédigea et publia en 1845 un ouvrage intitulé Conseils sur la direction des salles d’asile. Cette publication lui valut une notoriété qui la conduit à être nommée par le ministre de l’Instruction Publique Salvandy, à la tête d’une école normale nouvellement créée et destinée au recrutement et à la formation des personnels des salles d’asile. Elle conserva ce poste jusqu’en 1874 où elle fut dépossédée de sa situation sous le ministère de Cumont, hostile à l’indépendance d’esprit de l’école et à la concurrence qu’elle représentait pour les congrégations religieuses. Marie Carpantier fut réhabilitée quelques mois plus tard et nommée inspectrice générale des salles d’asile. Elle assura cette fonction jusqu’à sa mort survenue à Villiers-le-Bel le 31 juillet 1878. Marie Pape-Carpantier réussit par son action à élever les salles d’asile au rang d’une véritable institution scolaire dans laquelle " il y aura (…) des exercices qui comprendront nécessairement les premiers principes de l’instruction religieuse et les notions élémentaires de la lecture, de l’écriture, du calcul verbal. "

    Elle développa sa méthode pédagogique au travers de nombreux ouvrages et articles :

    - Enseignement dans les écoles maternelles ou premières leçons à donner aux petits enfants (1848) chez Hachette

    - Histoires et leçons de choses (1848)

    - Le secret des grains de sables ou géométrie de la nature (1863)

    - Jeux gymnastiques avec chants pour les enfants des asiles (1864)

    - Zoologie, histoires et leçons explicatives destinées aux écoles, aux salles d’asile et aux familles chez Hachette

    - Histoire du blé, leçons explicatives sur sa culture et son emploi chez Hachette

    - Lectures et travail, pour les enfants et les mères chez Hachette

    - Le dessin expliqué par la nature chez Hachette

    - Cours d’éducation et d’instruction, pour les enfants de 5 à 14 ans chez Hachette en 20 volumes.

     

  3. le livre...
  4. L’ouvrage est ainsi construit:

    nombre de pages

    description sommaire du contenu

    1

    liste des ouvrages de l’auteur parus chez Hachette

    1

    Dédicace aux personnes qui ont apporté une aide, en particulier à Mme Jules Mallet, signée de l’auteur en date de novembre 1848 à Paris.

    1

    Avertissement de la 9ème édition en date de février 1901 à Paris (réédition posthume)

    10

    Préface de la première édition

    314

    Le corps du livre qui se décompose selon les thèmes suivants :

    pages 11 à 23

    Entretiens sur quelques points de la religion

    pages 24 à 50

    Histoire Sainte

    pages 51 à 122

    Petites histoires et entretiens variés ( leçons de morale)

    pages 123 à 130

    Lecture (enseignement de la lecture)

    pages 131 à 137

    Grammaire

    pages 138 à 146

    Calcul ( emploi du boulier-numérateur)

    pages 147 à 160

    Couleurs

    pages 161 à 179

    Dessin

    pages 180 à 191

    Musique

    pages 192 à 207

    Géographie

    pages 208 à 219

    Poids et Mesures

    pages 220 à 227

    Idée et Division du temps

    pages 228 à 258

    Notions familières sur l’Homme

    pages 259 à 288

    Histoire naturelle usuelle

    pages 289 à 305

    cadres de leçons sur des sujets spéciaux

    pages 306 à 324

    Jeux et Rondes

    5

    Table des matières

    Planche n°1

    cinq figures dont celle d’un meuble contenant le matériel pour les leçons scolaires où l’on peut voir le boulier-numérateur

    Planche n°2

    Comptine pour la numération

    Planche n°3

    Comptine pour la décomposition des nombres

    Planche n°4

    les couleurs

    Planche n°5

    des formes architecturales , ou des objets et leur forme géométrique correspondante

    Planche n°6

    Géographie: cartes de la Sarthe et de la France

    Planche n°7

    Industries: le maçon et le tailleur de pierre

    Planche n°8

    Industries: le charpentier

    Planche n°9

    Industries: le vitrier, le plombier, le couvreur, le menuisier,

    Planche n°10

    Industries: le serrurier, le plafonneur, le marbrier, le carreleur, le parqueteur

     

  5. la leçon de calcul et le boulier numérateur...

L’exemplaire de boulier-numérateur présent au musée de la Maison d’École de Montceau-les- Mines semble bien appartenir au modèle déposé par Marie Pape-Carpantier chez Hachette. La gravure de la page 138 semble le prouver. Des petits cartons sur lesquels étaient imprimés des chiffres, étaient joints au boulier.

Nous rapportons la leçon de calcul proposée par Marie Pape-Carpantier dans l’ouvrage en question ici.

 

" CALCUL

Numération.- Chiffres.

Le premier des exercices est naturellement la numération simple : 1,2,3, jusqu’à cent et plus, à l’aide des deux rangées horizontales du boulier-numérateur Vous compterez soit en mesure, soit sur l’air (...) noté à la planche n°2.

Viendra ensuite l’addition par deux, chantée sur le même air ; ou l’addition par trois, par quatre, scandée seulement.

La soustraction par 1, par 2, par 3 :

- de 20 j’ôte 1, combien reste-t-il ?

et les enfants répondent : 19

- de 19 j’ôte 1, combien reste-t-il ?

18,etc.

La distinction des nombres pairs et des nombres impairs, que vous ferez connaître mécaniquement, les divisant par moitiés : la moitié d’un nombre pair formant toujours un nombre entier, et la moitié d’un nombre impair donnant toujours un nombre et une fraction. Ainsi la moitié de 2, nombre pair, donne 1 ; la moitié de 3, nombre impair, donne 11/2. La moitié de 8 donne 4 ; la moitié de 7 donne 31/2.

Ces différents exercices, y compris l’addition et la soustraction par 5 et par 10, ne sont pas difficiles, même pour de jeunes enfants. Cependant il faut toujours consulter l’aptitude du grand nombre, afin de rester le plus possible à la portée de toutes les intelligences.

Quand vos enfants sauront compter jusqu’à 10, vous leur ferez connaître les chiffres imprimés sur de petits cartons joints au boulier-numérateur, en commençant par le zéro : 0,1,2,3,4,5,6,7,8,9, et ayant soin de présenter d’abord au bas du boulier le nombre exprimé par le chiffre que vous posez sur le tableau. Lorsqu’ils sauront compter jusqu’à 100, vous commencerez à leur faire remarquer la gradation qui existe dans la grosseur des boules du boulier-numérateur, en allant de la droite vers la gauche. Vous leur apprendrez cette convention ingénieuse de l’élévation progressive des ordres d’unités appelée système décimal ; convention qui rend le calcul simple, facile, et que le boulier-numérateur rend visible et évidente comme si c’était une réalité naturelle. Lorsqu’un enfant montre de l’aptitude au calcul, faites-le sortir des rangs pour venir faire glisser lui-même, sur le boulier, les nombres que vous indiquerez. Je dis ici de l’aptitude, car si ces qualités morales sont les premiers titres aux fonctions du même ordre, les qualités intellectuelles doivent commander le choix quand il s’agit, moins d’une récompense à accorder, que d’une leçon à donner sous forme de causerie à tout l’auditoire.

Indiquez un nombre à l’enfant que vous avez choisi, et demandez-lui de compter ce nombre. Si c’est 5, je suppose, vous direz : "mettez au bas du boulier le chiffre représentant ce nombre d’unités"

L’enfant fera glisser cinq boules.

Faites glisser à votre tour un certain nombre de boules, au-dessous de dix, et demandez-lui de vous indiquer les chiffres qui expriment ce nombre. Quand vos enfants sauront suffisamment le rapport des nombres avec les chiffres, vous pourrez entrer dans des développements plus étendus, et demander, en désignant un 6, par exemple :

D. Combien vaut un 6 tout seul ?

R. Six unités

D. Qu’est-ce qu’une unité ?

R c’est un objet tout entier

D montrez-moi six unités

L’enfant fera tomber six boules.

Pénétrez-les encore bien de cette notion fondamentale de l’unité, avant d’aller plus loin : on peut tout varier sans rien confondre, et il ne faut pas accoutumer l’esprit des enfants au désordre.

Quand il en sera temps, passez à l’analyse ou décomposition des nombres au-dessus de 10. On peut la faire chanter, tantôt sur un rythme uniforme, tantôt sur un air de vieille chanson,... (notés planche n°3). On chante en faisant glisser une boule à chaque nombre :

Un entier s’appelle unité, deux entiers sont deux unités, etc. ; et ainsi jusqu’à 10, où l’on dit sans chanter : Dix unités font une dizaine.

D. Qu’est-ce qu’une dizaine ?

R. Une dizaine est la réunion de 10 unités.

Faites sentir l’analogie qui existe entre les mots dix et dizaine, douze et douzaine, cent et centaine

D. Quels chiffres faut-il pour représenter 10 ?

R. Un 1 et un 0

Posez 10

D.Dix et un font ?

R. Onze

Faites glisser les boules et chantez : Onze, une dizaine plus un-Douze, une dizaine plus deux, etc. Dix-neuf, une dizaine plus neuf. -Sans chanter : vingt, deux dizaines.

D. Pourquoi dit-on : vingt, deux dizaines ?

R.Parce que dans vingt, il y a juste deux fois dix ou deux dizaines

D. Et combien deux dizaines donnent-elles d’unités ?

R. Vingt

D. Quels chiffres faut-il pour représenter vingt ?

R Un 2 et un 0

Quand les enfants sauront bien répondre ainsi jusqu’à 100, et dizaine par dizaine, vous pourrez les interrompre dans le cours d’une dizaine, en leur demandant tout à coup quels il faut pour représenter le nombre qu’ils viennent de nommer, soit trente-sept

Si l’enfant ou les enfants auxquels vous vous adressez étaient embarrassés pour vous répondre, chantez le commencement de la phrase qui contient le nombre demandé : Trente-sept... L’air de ce chant les remettant sur la voie, ils achèveront : Trois dizaines plus sept.

D.Quel chiffre faut-il pour trois dizaines ?

R. un 3

Posez

D.Quel chiffre faut-il pour sept unités ?

R. un 7

Posez le 7 où il doit être

D.Quels chiffres faut-il donc pour représenter trente-sept unités ?

R. un 3 et un 7

Vous pourrez interroger ainsi sur n’importe quel nombre pris au hasard.

Ne faites aucune observation sur la place qu’occupent les chiffres à l’égard les uns des autres. Comme l’augmentation de valeur déterminée par l’ordre des colonnes est toute conventionnelle, il n’y a point d’explication à en donner, sinon que la chose est ainsi. Point d’autre moyen non plus pour la fixer dans la mémoire, que l’habitude et le souvenir des yeux. Quand vos enfants seront accoutumés à voir toujours les unités les plus fortes à gauches, vous pourrez leur parler de la colonne des unités et de la colonne des dizaines. Vous serez compris parce qu’on aura vu, et que l’on saura de quoi vous voulez parler.

S’il arrivait, lorsque vous demanderez quels chiffres il faut pour tel nombre, qu’on vous nommât les unités avant les dizaines, ce qui, dans l’ordre établi, mettrait les uns à la place des autres, et ferait, par exemple, 05 au lieu de 50, ne répondez pas : "c’est mal ;" il vaut mieux le démontrer et rendre les enfants juges de leur propre faute. Témoignez seulement un peu d’étonnement à cette réponse, comme si c’était une nouveauté difficile à comprendre. Cette manière éveillera déjà leur attention sur ce qu’ils ont répondu, beaucoup plus que ne le ferait un blâme arbitrairement exprimé. Posez ensuite les chiffres comme ils vous ont été indiqués, 05, et faites-leur subir l’épreuve de la position respective.

D.A quelle colonne se trouve le 5 ?

R. A la colonne des unités

D. Cela fait donc cinq unités ? Je les marque.

Faites tomber cinq boules au boulier.

D.A quelle colonne se trouve le 0 ?

R. A la colonne des dizaines

D. Combien ajoute-t-il à la colonne des dizaines ?

R. Rien

D. Cela ainsi posé ne fait donc pas plus de cinq ?... Vous disiez que cela ferait cinquante ?.

Si les enfants ne réfléchissaient pas spontanément à la transposition du 0, vous devriez l’opérer très ostensiblement, puis vous recommenceriez les questions :

D.A quelle colonne se trouve ...?

Les yeux alors ayant aidé l’intelligence, les enfants répondront juste ; et, grâce à cette analyse méthodique, ils ne seront plus embarrassés, dans la suite, pour poser ou lire aucun nombre.

On peut conduire les enfants à nommer des nombres assez considérables, quand ils savent par cœur cette nomenclature progressive : unités, dizaines, centaines, mille, dizaines de mille, centaines de mille, millions, dizaines de millions, centaines de millions. Tout ce qui s’apprend par les yeux est facile à retenir. J’ai eu des enfants de moins de six ans qui se faisaient un jeu de nommer des nombres de neuf chiffres- centaines de millions.- Mais, je le répète, pour suivre dans leur essor quelques intelligences exceptionnelles, avides de savoir, et devançant, pour ainsi dire, l’enseignement, il ne faudrait pas négliger le soin des intelligences médiocres, qui ont d’autant plus besoin de sollicitude, et qui d’ailleurs composent toujours la grande majorité.

Il y a encore mille manières de varier les exercices sur le boulier-numérateur, et d’y fixer les yeux et l’attention. Il ne faut pas toujours chanter, d’abord parce qu’il ne faut abuser de rien ; puis de peur que les enfants ne sachent point compter autrement ; enfin, et surtout, parce qu’un chant sans relâche pourrait fatiguer la poitrine des enfants.

Avec le calcul théorique, vous enseignerez surtout le calcul pratique ; vous ferez voir et connaître à vos enfants les différentes monnaies de France, leur disant quelle matière les compose, quel symbole elles portent. Vous ferez connaître la valeur particulière de chaque pièce, et sa valeur relative par rapport à d’autres pièces.

Si vous montrez une pièce de cinq centimes, et que vous demandiez : " Qu’est-ce que ceci ?" tout le monde répondra :"c’est un sou, oui, direz-vous, cela s’appelait un sou autrefois, mais ce nom est vieux. J’en connais un autre plus nouveau, et plus précis, c’est le nom de cinq centimes."

Convenez avec vos enfants que cinq centimes et un sou ont même valeur ; ce qui sera bien plus facile à faire concevoir si vous pouvez en même temps présenter cinq centimes.

Vous jouerez au marchand avec vos élèves, et vous les payerez, ou vous ferez payer, soit avec de petites pierres, soit avec de la menue monnaie qui, après le jeu, vous sera remise intégralement, soyez-en sûr. Ces jeux vous donneront l’occasion de faire des comptes, des échanges, des trafics de toute sorte. Veillez à ce que la probité soit toujours respectée. Ne laissez point les enfants tricher, c’est à dire jouer avec la mauvaise foi, de peur qu’ils ne se familiarisent avec elle.

Quand vous demanderez à vos élèves :

- comment pose-t-on tel nombre ?

Il se pourrait que quelqu’un d’entre eux, songeant à votre crayon, vous répondit, comme cela m’est arrivé : avec du blanc. De même qu’un jour, à cette question : où trouve-t-on de la filasse ? le fils du filassier me répondit : sur la veste à papa. Il voyait en effet sa mère enlever tous les soirs des vêtements de son père la filasse qui s’y trouvait attachée. Je compris que je m’étais exprimée d’une manière équivoque, je sentis l’importance qu’il y a à n’employer que l’expression propre des choses. Mais je m’aperçus aussi, que malgré tout ce qu’on peut faire pour choisir des mots qui soient à la fois précis et compréhensibles pour les enfants, qui en comprennent si peu, il y a toujours, dans certaines phrases, un vague qu’il est impossible d’éviter. Tout ce qu’on peut faire, quand on ne trouve pas un tour ou un mot propre, c’est de rechercher au moins l’expression la plus communément adoptée. Dans ce cas, la précision est suppléée par l’habitude.

Paraissez, avant tout prendre plaisir à donner la leçon, pour que vos élèves aient du plaisir à la recevoir. Si vous vous ennuyiez, ils s’ennuieraient. Les enfants sont un miroir fidèle où viennent se refléter les moindres sensations de la personne qui agit sur eux.

Tenez donc éveillés votre zèle et votre intérêt pour tenir éveillés ceux des autres ; appelez à votre aide l’entraînement de l’imitation. Excitez-le chez l’enfant, mais par le désir de bien faire avec tous ses condisciples, non par l’orgueilleuse émulation qui dit à chacun : isole-toi et sois le premier. Surtout gardez-vous de vous impatienter ou de punir lorsqu’un enfant n’apprendra pas assez vite : c’est probablement que son heure n’est pas encore venue ; et le dégoût, que ne manquerait pas de faire naître votre sévère façon d’agir, la retarderait infailliblement. Rendez l’étude aimable, au contraire, et tâchez de faire pressentir la douceur de ses fruits. "