La prise de décision risquée en situation incertaine : élément pour une séquence didactique visant l'acquisition du raisonnement statistique

Jean-Claude Régnier

Membre de la Société Française de Statistique : http://www.sfds.asso.fr

Membre de lnternational Statistical Institute: http://www.cbs.nl/isi

Université Lumière Lyon2 Lyon - France

http://perso.wanadoo.fr/jean-claude.regnier

regnierj@univ-lyon2.fr

Dans le but d'une initiation précoce au raisonnement statistique, nous avons proposé, dans une classe de 4ème de collège, une séquence didactique impliquant une prise de décision face à situation incertaine. Cette situation didactique visait, par une démarche de type tâtonnement expérimental de l'apprenant, à aborder des notions telles que celles de sondage, d'échantillon, de statistique, de risque, d'estimation et de test d'hypothèse. Le dispositif pédagogique a été organisé autour d'une situation-problème centrée sur la détermination de la proportion d'un certain type de billes dans une urne matériellement mise à la disposition des élèves.

Un test portant sur les connaissances relatives à la proportionnalité, a permis de former 4 groupes de 6 élèves, homogènes par rapport aux compétences mathématiques, à l'âge et au sexe. Chaque groupe a été accompagné par un étudiant dont le rôle était d'animer le travail et de recueillir des observations. Le cinquième étudiant était chargé de conduire une observation plus globale. Le matériel utilisé comprenait cinq urnes représentées par cinq sacs opaques désignés par U1, U2, U3, U4 et U5, contenant des billes bleues et des billes rouges. Globalement nous disposions de 260 billes de chaque couleur.

Trois étapes ont été prévues :

- la première, fondée sur un travail individuel, visait d'une part l'émergence de représentations liées aux notions de sondage, d'estimation, d'échantillon, de prise de décision, d'autre part la réalisation individuelle d'une estimation ponctuelle d'une proportion (celle des billes bleues contenues dans l'urne qui était présentée)

- la seconde, sur une activité "intra-groupale", la réalisation collective d'une estimation ponctuelle de la proportion des billes bleues contenues dans l'urne qui était présentée au groupe et la prise collective de décision relative à la validité d'une hypothèse ( celle énonçant la proportion des billes bleues contenues dans l'urne selon le constructeur )

- la troisième, sur une activité "inter-groupale", visait d'une part la prise collective de décision relative à la validité d'une hypothèse ( celle de l'égalité de la proportion des billes bleues contenues dans l'urne du groupe et la proportion des billes bleues contenues dans une urne de référence) , d'autre part à faire débattre les quatre groupes à propos des résultats obtenus et des modes de validation utilisés.

Pour faire adhérer les élèves et faciliter la dévolution du problème, nous avons mis comme enjeu : le coût de l'information, et comme critère de réussite : le groupe vainqueur sera celui qui, à l'issue de la 3ème étape, aura conservé le plus de crédit-bille, tout en se rapprochant le plus de la proportion réelle des billes dans l'urne de référence. La notion de risque est ainsi introduite par l'intermédiaire du coût de l'information. Dans les phases 1 et 2, chaque élève avait un crédit initial de 50 points qu'il pouvait utiliser selon sa gourmandise en information ! Un point pour avoir la possibilité de tirer une bille de l'urne à laquelle il avait accès. Dans la phase 3, c'est le groupe qui possède un crédit-bille. Cette contrainte est conçue comme un des leviers pour instaurer une situation de conflit socio-cognitif. Chaque urne contient un nombre important de billes (100) pour éviter que les élèves ne soient tentés de toutes les extraire lors des étapes suivantes. La durée de la séquence fut a priori fixée à 2 heures. Cependant celle-ci ne permit d'atteindre le niveau d'exploration escompté.

Ainsi notre hypothèse de travail était de susciter chez les élèves des protestations à propos de l'équité de la règle du jeu pour établir le groupe victorieux. Cette règle pose que le groupe vainqueur est celui qui donne un résultat aussi proche que possible de la vraie valeur, par ailleurs accessible par comptage direct, en ayant dépensé le moins possible. Or un aspect important du raisonnement statistique inférentiel est la compréhension du risque de décision erronée issue de l'obtention de l'échantillon. En effet selon la théorie des sondages et celle des échantillonnages d'une proportion, une démarche rigoureuse et logiquement exacte peut conduire à un résultat faux obtenu à partir de la valeur empirique de la proportion calculée sur un échantillon représentatif.

Nous tenions cette réaction comme un point clé d'un débat qui, fondé sur un tâtonnement expérimental préalable des élèves pour résoudre les problèmes posés, pourrait engendrer les apprentissages que nous visons en statistique.

L' analyse étape par étape des actions et réflexions engagées par les élèves nous permet d'expliciter quelques observations que nous rapportons partiellement ici :

Étude de l'étape n�1 : Quelle est la proportion des billes bleues dans l'urne dont tu disposes ?

Plusieurs hésitations ont été perçues lors du tirage des billes. Est-ce dû : à une consigne de travail floue, à la crainte de perdre du crédit-bille, ou tout simplement par manque de stratégie ?

Nombre d'élèves abordent ce problème avec des idées préétablies sur chaque tirage (ex : sur 5 billes, j'aurai 3 bleues et 2 rouges), sur le contenu de chaque urne : il y a bien un mélange de deux couleurs, "on est sûr" car cela a été dit et même, dans le cas contraire, il n'y aurait pas jeu. La stratégie utilisée ne mentionne jamais le choix d'un tirage "avec remise". On constate même que nombre d'élèves privilégient des tirages par paquet de billes. Les élèves semblent agir par seuil de représentativité : rien ne serait suggéré par le tirage si celui-ci était faible et n'atteignait pas un nombre magique, déclencheur (souvent "10") et qu'il paraît inutile de reproduire ou de dépasser. Pour certains, le pourcentage de billes bleues s'impose comme une vision préétablie, par automatisme. D'autres utilisent des tableaux pour mémoriser les données du problème. La notion de pourcentage porte à réflexion. Peu d'individus ont effectué un calcul pour préciser le pourcentage de l'urne en transposant celui de l'échantillon. Aucun non plus n'a eu le réflexe d'utiliser une calculatrice pour réaliser les calculs.

En conclusion, on semble plus dans une démarche d'affirmation que de recherche, de représentation spontanée plutôt que de construction mentale.

Étude de l'étape n�2 : Le constructeur de l'urne affirme que la proportion de billes est de 30% :(60% ou 70%) êtes-vous d'accord ?

Étude de l'étape n�3 : Votre urne contient-elle ou non une proportion de billes bleues identique à celle des billes bleues contenues dans l'urne U5 ?

Pour ces deux étapes, les élèves ont engagé des démarches variées : les tirages supplémentaires par le groupe ou par ajout de tirages personnels, l'étude comparative de fréquences, le calcul de moyennes, ou encore ils se fient à leur intuition. La décision se fonde sur des effets de proximité ou d'intuition plus que sur le résultat de calculs comme la moyenne. Notons aussi le poids surestimé du dernier résultat obtenu par rapport aux autres.

Dans chaque groupe, des résultats faux mais répétés et proches ont plus de poids dans la décision prise que ceux qui sont justes mais isolés. Le poids des estimations est proportionnel à la taille des échantillons tirés.

Tous les élèves paraissent convaincus qu'un grand nombre de tirages favorise le rapprochement de la réalité. En revanche, outre le risque d'épuisement du crédit-billes, s'ajoute le risque de s'écarter à nouveau de l'idée que l'on s'en est déjà fait ! Ce qui obligerait à renouveler les démarches.

Dans l'étape n�2, beaucoup d'élèves ont du mal à mettre en doute le caractère officiel des données du fabricant. Une belle réflexion mathématique a été engagée par un groupe sur la constitution d'une moyenne. Quel poids donner à un élément supplémentaire à introduire dans une moyenne déjà établie ? Faut-il bâtir un calcul sur la première moyenne ou revenir aux données initiales ? De plus, une moyenne de 2 moyennes apporte-t-elle plus de clarté que les deux moyennes données ? Les élèves se sont aussi interrogés sur les pourcentages : était-ce important de laisser figurer des décimales ? Comment arrondir les résultats ? Comment faire si le résultat se présente sous la forme 0,5 ? Pour certains, l'idée de pourcentage ne peut être émise que sur un échantillon de taille "100" !

L'objectif fixé était de recueillir des informations sur les procédures mises en place par les collégiens pour fonder une prise de décision en lien avec les outils du domaine de la statistique. Sur quelles informations s'appuient-ils ? Quelle dimension donnent-ils à la taille d'échantillon de référence ? Quels processus cognitifs ont-ils utilisés pour traiter le problème ? Comment se caractérise le "seuil" de conviction et le cheminement qui y conduit ? Comment font-ils usage de prénotions statistiques ?

A cette étape de travail, nous avons mis en évidence la richesse de cette séquence didactique. Un travail doit être poursuivi pour une meilleure exploitation didactique. Ainsi, en particulier, l'examen des données recueillies par observation montre combien un travail minutieux de recherche est à conduire pour une progressive explicitation des opérations mentales sollicitées dans la prise de décision et la place des théories et des modèles de la statistique comme une sorte de réservoir d'amplificateurs culturels ou de béquilles de la pensée.

 

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